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René Laporte

« Ne pas ignorer les questions de société »

Made in Viande se déroulera à la fin du mois. Si René Laporte trouve positive cette opération de communication de l'interprofession à destination du grand public, cet ingénieur agronome et économiste spécialiste des questions animales estime qu'elle doit également permettre d'aborder les grandes questions de société liées à la consommation de viande : relation homme-animal, qualités nutritives, crises sanitaires, émissions de gaz à effets de serre, etc. Auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet (1), il décrypte ces enjeux.
« Ne pas ignorer les questions de société »

Du 25 au 31 octobre, fermes d'élevage, marchés aux bestiaux, ateliers de découpe et autres boucheries ouvriront leurs portes au public dans le cadre de Made in Viande (présentation à lire ici). Quel regard portez-vous sur ce type d'opération ?

René Laporte : « Dans quelque domaine que ce soit, montrer ce que l'on fait et l'expliquer permet d'améliorer la compréhension des citoyens. Présenter les métiers, les savoir-faire et les enjeux est une initiative tout à fait nécessaire et bienvenue de la part de l'interprofession. Au-delà de ces aspects techniques et économiques, un tel événement doit aussi être l'occasion d'aborder les questions sociétales, des interrogations un peu nouvelles que, parfois, le monde professionnel ne comprend pas toujours bien. »

Comme celle de continuer à manger de la viande ou non ?

R.L. : « Entre autres. Ce sont des questions posées dans les sociétés les plus riches, "rassasiées". Quand on commence à s'interroger sur notre alimentation, c'est qu'on n'a généralement plus trop de souci sur ce que l'on va mettre dans l'assiette. Le monde occidental se posait beaucoup moins ce genre de questions il y a 100 ou 200 ans et les populations qui se demandent chaque jour comment elles vont se nourrir n'y pensent pas. Il faut bien avoir cela à l'esprit. Pour autant, ces questions sur la place de l'animal, sa relation avec l'homme, etc. sont fondamentales. Il ne faut pas les rejeter ou les ignorer. Au contraire, le monde de l'élevage, le monde de la viande et, plus largement, le monde agricole doivent y répondre. Autrement, dans ce genre de situation, même sans rien avoir à se reprocher, on finit par devenir accusé et devoir se défendre. »

En conclusion du livre Faut-il arrêter de manger de la viande ?, vous répondez à la présidente de l'Association végétarienne de France que « l'homme doit continuer à manger de la viande ». Sur quoi repose votre affirmation ?

R.L. : « Au-delà des éléments tels que le bien-être animal ou l'environnement, la grande question de fond reste : l'homme a-t-il le droit de tuer des animaux pour se nourrir ? Les végétariens considèrent que non. Il y a deux éléments de réponse. Le premier, c'est que toute la pensée religieuse, philosophique et scientifique montre très largement que l'homme occupe une place à part dans la hiérarchie des êtres vivants. A condition de bien les traiter et de ne pas les faire souffrir, il n'y a aucune raison éthique interdisant à l'homme d'utiliser des animaux pour se nourrir. »

Quelles ont été les dernières avancées en matière de bien-être animal ?

R.L. : « Le règlement communautaire (CE n° 1099/2009) a redéfini les conditions d'abattage et d'étourdissement avec des cahiers des charges précis et des systèmes de contrôle. Le transport d'animaux a aussi évolué : les véhicules, notamment pour les trajets de longue durée, sont désormais équipés d'abreuvoirs, de systèmes de relevé des températures et de ventilation, les temps de route ont été revus, les chauffeurs doivent posséder un certificat d'aptitude... Dans les élevages, il y a eu des progrès en matière de stabulation, de traitement des lisiers. Après, il faut bien comprendre que l'on ne peut pas changer tout le système de production du jour au lendemain compte tenu des investissements engagés. Il a ainsi fallu cinq à huit ans pour renouveler le parc de véhicules de transport d'animaux et les mettre aux nouvelles normes. Autre exemple : jusqu'en 2002, les veaux de boucherie étaient élevés en case individuelle et avaient donc peu de contacts avec leurs congénères. Depuis, et après une phase de transition, ils vivent en cases collectives. »

Vous évoquiez un deuxième élément dans votre argumentaire en faveur de la consommation de viande.

R.L. : « Il s'agit de la santé. La viande est certainement l'aliment le plus riche sur terre : elle est riche en protéines nobles qui contiennent tous les acides aminés indispensables, elle apporte des vitamines dont la B 12, du fer, du zinc, du sélénium, etc. Consommer de la viande et des produits animaux (fromages, poissons, etc.) offre quasiment une assurance tous risques contre les carences. On peut bien sûr être végétarien et ne manger que des végétaux. Mais cela exige un régime bien conçu et de surveiller en permanence son équilibre alimentaire, en veillant par exemple à toujours associer deux sources de protéines végétales. L'Homme s'est construit avec la viande, de l'australopithèque à aujourd'hui. C'est un omnivore, dont l'équilibre nutritionnel repose sur des produits animaux et des produits végétaux. »

 

Des études signalent cependant qu'une surconsommation de viande peut être nocive. « Pour les hommes de 65 à 75 ans gros mangeurs, le risque de développer un cancer colorectal passe de 3,4 % à 4,4 % », écrivez-vous.

R.L. : « Oui, mais surconsommer de la viande n'est certainement pas plus dangereux que surconsommer des produits végétaux à outrance. Les gros mangeurs existent, c'est vrai, mais, outre la viande, ils consomment aussi beaucoup de produits sucrés, gras, des produits transformés avec des huiles végétales ajoutées, peuvent être fumeurs, buveurs, etc. C'est une catégorie de population qui pose problème car elle est plus exposée à ce que l'on appelle les maladies de l'homme moderne (cardiovasculaires, cancer, diabète, etc.), des pathologies multifactorielles, dont la viande n'est qu'un élément. Si on en mange normalement, on n'augmente pas le risque de maladie. »

Les statistiques indiquent une baisse de la consommation de viande depuis 1998. Comment l'expliquez-vous ?

R.L. : « Après-Guerre, les sociétés occidentales ont connu une forte augmentation de la consommation de viande, elles en avaient envie et besoin. Dès que le niveau de vie s'élevait, les consommateurs en achetaient davantage et passaient à des mets plus chers. A partir des années 90, on a observé une large saturation des besoins avec l'arrivée en masse de produits diversifiés et une baisse de la consommation. Des produits pas forcément meilleurs car remplacer la viande par des pizzas n'est pas le choix optimal en termes d'équilibre alimentaire et nutritionnel, mais c'est un autre débat. »

Pas de désamour du public lié aux crises sanitaires, donc ?

R.L. : « Elles ont un impact. A l'apparition d'une crise, on observe un effet conjoncturel immédiat avec des baisses de consommation pouvant atteindre 30 à 40 %. Avec le temps, on finit toutefois par revenir aux niveaux de consommation observés précédemment. En revanche, ces évènements ont au moins un résultat positif : celui d'attirer l'attention sur le fait que, sur le plan sanitaire, on se trouve face à des produits sensibles. On a beau tout contrôler, il y a de temps en temps des choses qui passent à travers, des accidents sanitaires qu'on ne maîtrise pas. Et il n'y a pas que la viande : la dernière crise sanitaire, dite du concombre, en fait des graines germées, a provoqué une quarantaine de morts en Allemagne. L'effet bénéfique de ces crises, c'est qu'elles engendrent un renforcement des systèmes de prévention, de soin, la mise en place de la traçabilité, qui rassure le consommateur car on sait d'où viennent les produits, où ils ont été transformés et par qui. »

Autre sujet : quand l'élevage se retrouve pointé du doigt pour les émissions de gaz à effets (GES) de serre des ruminants, que répondez-vous ?

R. L. : « Déjà, concernant les problématiques environnementales, voir le monde agricole accusé de dégrader la nature n'est pas acceptable car les premiers à entretenir la nature sont bel et bien les paysans. Ils ont pu faire un certain nombre d'erreurs ou pousser un peu loin certaines logiques et les méthodes doivent être en permanence discutées, évaluées, réaménagées, mais l'analyse doit être plus fine. Le sujet des GES est à mettre sur la table, encore faut-il arriver à se mettre d'accord sur les méthodes d'évaluation. Or, cette science n'est pas adulte. La FAO (2) a réalisé un gros travail en 2006 avec la publication d'un premier rapport sur l'origine des GES. Il a fait beaucoup de bruit en en attribuant 18 % à l'élevage, soit plus que pour le secteur des transports. Cette étude va véritablement de l'amont à l'aval pour l'élevage alors que, dans le cas du transport, elle a par exemple oublié tout ce qui touchait à la construction des voitures... Depuis, la FAO a corrigé le tir avec ses rapports 2010 et 2013. Malheureusement, on parle moins de leurs résultats (10 et 14,5 % d'émission de GES attribués à l'élevage) que de celui de 2006. »

Ces analyses évoquent la rumination comme élément majeur dans l'émission de GES par les bovins.

R.L. : « Les scientifiques l'avaient déjà établi. On peut discuter autour de ces chiffres afin de favoriser des systèmes de production plus efficaces en la matière. Sans faire la révolution car on ne va pas empêcher les bovins de ruminer ! Quelque part, ces GES sont le prix à payer pour avoir des animaux qui transforment de l'herbe, que l'homme ne sait pas consommer, en protéines, qu'il apprécie énormément. Ou alors, on nourrit les bovins avec des céréales pour diminuer les GES et on les transforme en granivores... Cela pose question alors qu'ils sont faits pour manger de l'herbe, ce qui a donné de très bons résultats pendant des millénaires. On doit pouvoir continuer de la sorte, ce ne sont pas nos placides ruminants qui dégradent le plus la planète... »

Propos recueillis par Franck Talluto

(1) La Viande voit rouge (Fayard, 2012) et Faut-il arrêter de manger de la viande ? (Le Muscadier, 2014)
(2) Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture

 

Le statut de l'animal

Suite à l'amendement déposé par le socialiste Jean Glavany et adopté au printemps par l'Assemblée nationale, René Laporte fait le point sur le statut de l'animal. « En l'état actuel des choses, explique-t-il, la constitution européenne ainsi que le code rural et de la pêche maritime français reconnaissent l'animal en tant qu'être sensible. Le code civil, lui, distingue deux catégories : l'homme et les choses, c'est-à-dire les biens qui sont appropriables. L'amendement Glavany, qui sera présenté en deuxième lecture mi-octobre, puis ultérieurement au Sénat, en fait désormais "des êtres vivants doués de sensibilité", sans que cela change quelque chose aux règles de propriété. »